Mais las, mes filles, quelle désillusion. Parce que, quand Margarida est morte, les mains serrées l'une contre l'autre, les ongles d'abord roses, puis blancs, la bouche ouverte et les yeux guettant les joies éternelles, toute sa personne prête, haletante, fondant de désir, il n'y eut ni chérubins, ni trompettes, ni éclat lumineux, ni spasmes de gloire, ni extase étouffante. Juste un cercle de femmes sales et revêches. Grotesques et vulgaires. Rien d'autre. Aussi triste que ça.
La maison craqua comme si on avait écrasé ses os. Ensuite il y eut un long silence que rompit la chouette, dehors, puis à nouveau le silence. La nuit était tapie dans le mas comme une bête sauvage et les ombres se promenaient dans la maison, sans pieds. Chaque recoin avait une noirceur propre, lourde, caverneuse, profonde. La chambre où dormait Bernadeta était sinistre. Le salon était lugubre. L’escalier ressemblait à un puits. L’entrée était glauque. La cuisine, la gueule d’un loup. Sans fond. On ne voyait ni les murs, ni la cheminée, ni la fenêtre, ni la table, ni les chaises, ni l’évier. Comme s’ils n’étaient pas là. Comme s’il n’y avait pas de cuisine, ni de mas. Rien que l’obscurité.
Une fois le livre fermé, je suis restée sans voix, submergée par les mots, les émotions, prisonnière du Mas Clavell et de son atmosphère.
Une maison veille sur les femmes qui l’habitent au fin fond des Pyrénées catalanes.
Des femmes porteuses de mémoires, d’histoires, de secrets. Tout est révélé en une journée à la mort de Bernadeta pendant que les autres femmes de la maison l'attendent.
Des vies simples de femmes incultes pour la plupart qui vivent sur une terre rude et ingrate qui enfantent, cuisinent et racontent la cruauté de la nature et des hommes.
Les hommes sont surtout des géniteurs et connaissent des morts brutales : guerre, état, nature, tant de dangers les guettent.
Quant aux enfants, beaucoup souffrent de malformations et les garçons disparaissent eux aussi.
On y parle beaucoup de Dieu et du Diable car les vieilles croyances paysannes et les superstitions sont omniprésentes.
Irene Solà nous régale de légendes, de réalisme magique, c’est tout à la fois poétique et d’une laideur extrême. L’oralité, l’instinct et l’animalité sont au rendez-vous. Un texte magnifique qu’il ne vous reste plus qu’à découvrir.
Après " Je chante et la montagne danse", je suis à nouveau conquise par "Je t'ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres" d’Irene Solà.
Je tiens à remercier les éditions du Seuil ainsi que Babelio pour cette masse critique privilégiée qui fut un très beau cadeau.
Elle dormait avec des hommes et des démons, Alexandra ! Tandis que sa mère, Marta, qui avait la jugeote aussi courte que la queue des chèvres, exaspérante, ignorante et oublieuse de tout, qui ne savait rien et même pas qui était Margarida, se promenait dans la maison comme si c'était la sienne, allumant et éteignant des lumières et pissant dans les coins avec cette tête, complètement vide et sans mémoire, qui faisait cling-cling, clang-clang, clong-clong.